Les deux hommes s’étaient installés au salon, dans un silence gêné, et avaient décapsulé leur bière. Première bière depuis un bon moment, ça avait été l’une des choses qu’il avait mis en haut de sa liste de courses. Cette nouvelle vie allait impliquer une bonne quantité de premières fois, certaines frustrantes, comme de mettre dix minutes pour sortir de la voiture. Le médecin lui avait suggérer de ne pas rester à se morfondre, et de faire quelque chose, même si c’était en apparence insignifiant. Alors, il avait écouté les conseils qui lui avaient été donnés, et en plus des séances de musculation, un brin plus légères qu’autrefois, il trouvait à s’occuper, réaprivoiser la vie civile, et surtout, la vie avec un handicap. « Alors, comment ça se passe au garage ? » Demande-t-il, brisant enfin le silence. Il savait que cette première visite de son père ne serait pas facile, quand bien même ce dernier était au courant de ce qui était arrivé et avait eu le temps de s’y préparer… Il devait au moins accorder une chose à son paternel ; savoir et voir étaient deux choses totalement différentes, lui même avait eu un choc lorsque l’infirmière avait soulevé la couverture. « Oh, comme d’habitude tu sais, des hauts et des bas… » Les deux hommes n’avaient jamais été particulièrement loquaces, du moins pas très doués pour se parler à cœur ouvert, mais l’atmosphère qui régnait dans la pièce n’avait jamais été aussi étrange, gênante. « Et sinon, comment tu … ça va la vie de tous les jours ? » Maladroit, mais sincèrement soucieux. « Je m’en sors pas mal, et l’avantage, c’est que j’ai perdu quelques kilos sans aucun effort… » Plaisante-t-il.

Il regarde l’heure, l’après midi est bien entamé mais il y a un grand soleil, et n’ayant que du temps à tuer, il décide d’aller profiter d’un peu d’air frais et de calme dans le parc qui borde la salle polyvalente. Cette salle, où tant de cérémonies de retour des soldats avaient été organisées, où les familles se retrouvaient et se séparaient… une fois de plus, son esprit le ramène au sort de ses camarades, les nombreux appels qu’il a passé, les messages laissés sont restés sans réponse, et il ne sait toujours rien, et ça le rend malade. Leurs noms résonnent en écho dans son esprit, il lui semble parfois les entendre encore rire, comme lorsqu’ils jouaient au poker, entre deux rondes, sous la chaleur écrasante de l’été Afghan.
La brise qui s’est levée vient lui caresser le visage. Des enfants jouent près de la fontaine, insouciants et légers. Non loin, les mères surveillent du coin de l’œil et bavardent entre elles. Parfois, elle jettent un regard sur lui, il ne le voit pas mais il le sent. De toutes les choses auxquelles il va devoir s’habituer, c’est sans doute la plus délicate ; le regard des autres.

autumn & jasper

we were meant to meet.

Une femme doublement brisée, voilà ce que j'étais devenue après cette expérience que je ne pouvais plus sortir de ma tête. Hantée par les souvenirs, des flashbacks qui venaient s'immiscer dans mon esprit au point que je devais arrêter toute activité en cours pour retrouver mon calme. Mais je ne plaignais pas, qui étais-je pour me plaindre ? Il y avait pire que moi, je pouvais me considérer chanceuse, parce que j'étais encore en vie, en bonne santé -normalement, jeune. Il y a quelques mois, j'aurais très certainement ajouté: avec la vie devant moi, mais aujourd'hui, je n'étais plus très sûre de ça. Traumatisée, c'était ce que j'étais, mais j'avais vécu avec ce sentiment, donc ça ne changeait pas tellement. Ma mère m'avait abandonné, ainsi que ma soeur, mon frère et mon père, alors que j'étais haute comme trois pommes, ou peut-être plus. J'avais grandi dans l'absence de mon père, l'angoisse que ressente les femmes de ces soldats qui partent au combat: voir un jour un lieutenant ou autre personne appartenant au corps militaire, venir toquer à leur porter dans le seul but de leur annoncer la mort de leur bien aimé. Mais à la place, j'étais seulement une adolescente, une jeune femme et enfin une adulte. Je n'avais pas eu une vie facile mais je m'y étais fait à la longue, je n'étais pas destinée à être heureuse tout simplement. Peu de personnes connaissaient mon passé, j'avais toujours su être discrète en fait. J'avais rapidement compris que dans le monde de la médecine, il fallait avoir un tempérament de feu pour réussir, ne pas se faire dévorer par les requins, il fallait devenir un requin. Mais être un requin ne voulait pas dire que j'oubliais toutes mes blessures.

Alors que j'arrivais à la salle polyvalente, pour une énième cérémonie, j'avais pris place dans les rangées du fond, toujours autant discrète, j'avais regardé mes collègues de quelques semaines, les soldats que j'avais pu soigner, recevoir les honneurs. Je ne me rendais pas à chacune des cérémonies, j'avais un travail après tout, mais celle-ci était importante à mes yeux. J'avais lu son nom dans le programme, et je m'étais sentie obligée de venir, voir comment il se portait, ce jeune soldat avec qui j'étais restée une nuit entière dans le froid en attendant les secours arrivés. Mais je ne m'étais pas manifestée auprès de ce dernier, c'était son moment, j'étais juste ravie de le voir en forme. Entendant les cloches de l'église tout proche retentir, je regardais ma montre avant de me lever en silence, je sortis, soulagée de respirer cet air frais. Je restais immobile, observant ce qui se passait autour de moi, c'est alors que je remarquais cet homme dans un fauteuil roulant, seul, et qui était sujet aux paroles assez blessantes des personnes qui se trouvaient à côté de moi. Exaspérée par leur comportement, je décidais de m'éloigner d'elles sans pour autant lâcher du regard cet homme qui m'intriguait.

Il regarde un groupe d’enfants en train de jouer au ballon, c’est tout bête mais cette image le fait sourire, ramenant au passage des souvenirs de lui à cet âge ; casse-cou, ne tenant pas en place – et ça ne s’est pas exactement arrangé avec les années mais surtout une bonne dose d’imagination pour ce qui était de faire des bêtises. Enfant, il avait probablement dû en faire voir de toutes les couleurs à ses parents. Alors qu’ils jouent tranquillement, le ballon leur échappe et vient terminer sa course à quelques mètres de lui. Arrêt sur image, chacun des enfants s’immobilise, ils se regardent mutuellement, comme en pleine délibération pour savoir qui ira récupérer le jouet. Ce sont des enfants, ils ne pensent pas à mal, c’est juste cette spontanéité qui fait fondre mais qui peut aussi être cruelle… Quelques instants se passent pus une petite fille s’avance de quelques pas, sortie avant les autres de cet état second dans lequel ils ont tous été plongés mais pas très confiante quand même A une époque les enfants l’adoraient, et il le leur rendait bien ; il était le monsieur un peu fou qui jouait au foot et faisait des cocottes en papier. Désormais, les choses ont bien changé, maintenant il leur fait peur même s’ils ne le disent pas avec des mots. Il se penche pour attraper le ballon vert et jaune, un ballon gonflable et le fait rouler dans la direction du petit groupe. Aussitôt, comme si quelqu’un avait pris la télécommande et appuyé sur la touche « play » ils se remettent à jouer comme si de rien n’était.

L’air passe, s’infiltre partout, l’effleure, comme lorsqu’il était à moto, défiant toute prudence, n’écoutant que la sensation grisante de la vitesse, la route qui se défile sous les roues, le bruit du moteur qui hurle. Des paroles derrière lui, qu’il aurait bien volontiers préféré ne pas entendre, le tirent de ses pensées. S’il avait eu quelques années de moins, il aurait sûrement réagi, il aurait répondu, mais étrangement, il ne le fait pas. Il sait que ça ne sert à rien. Pourtant, il se retourne pour voir de qui il s’agit, mais il ne voit que deux femmes de dos, deux silhouettes. La chance est avec lui cet après midi, puisque son regard se pose sur une jeune femme aux cheveux châtains. Elle se tient debout, seule. Enjôleur, charmeur, il lui adresse un sourire : les vieilles habitudes ont la vie dure.

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Immobile comme une statue, je me remettais doucement de ce flot de sentiments qui m'avait envahit. Depuis que j'étais revenue, tout ce que je faisais, c'était tenter d'oublier ce traumatisme, parfois ça marchait, parfois ça ne marchait pas. Aujourd'hui, trop d'éléments avaient fait que ça n'avait pas marché, c'est bien pour ça que j'avais quitté la cérémonie avant la fin officielle, avant qu'elle ne soit clôturée, je ne pouvais pas rester plus et supporter tout ça, c'était plus fort que moi. Me voilà donc, debout, à quelques mètres de la salle polyvalente, à retrouver mon état normal, mes esprits au fur et à mesure que les secondes, les minutes passent. J'avais certainement l'air d'une folle, sur une autre planète, mais ça, c'était le dernier de mes soucis. J'émergeais de mon absence en entendant quelques paroles que j'aurai voulu ne pas entendre, des paroles cruelles, et je me demandais bien qui pouvaient en être l'auteur, je me retournais alors subitement vers la source, deux femmes, certainement mère de famille, avec leurs enfants quelques mètres plus loin. Elles devraient avoir honte, je le serai à leur place en tout cas, qui étaient-elles pour critiquer, émettre leur avis alors qu'on ne leur avait rien demandé? J'étais certainement dure envers elle, je l'avais toujours été avec les gens, mais je l'assumais. C'était comme j'étais, hors de question de changer, de me remettre en question. Sans m'en rendre compte, j'avais mes yeux posés sur cet inconnu qui avait été victime de cruauté verbale quelques secondes plus tard, j'avais le regard insistant, mais ce n'était pas dans un mauvais sens, au contrairement, j'étais intriguée, curieuse de connaître quelle était son histoire. Mon statut d'infirmière aidait certainement de ne pas être répugnée par son handicap, mon traumatisme était tellement lourd, rassemblant un nombre incessant de d'images de la guerre. Je me demandais encore parfois comment j'arrivais encore à tenir debout. Tout ça pour dire que contrairement aux deux femmes, je n'étais pas répugnée par le seul fait que cet inconnu n'avait plus de jambes.
Mon regard fut certainement beaucoup trop insistant puisque quelques minutes plus tard, je croisais le regard du dit homme qui m'adressait un sourire. Sans me poser de question, j'en fis de même, un sourire tendre et sincère pouvait se voir sur mon visage. Et sans savoir comment, je me retrouvais à son niveau. "Vous devriez pas prêtez attention à ce genre de paroles." Je posais mon regard sur lui, baladant rapidement mes yeux sur lui, découvrant de plus près l'ampleur de son handicap. "C'est le genre de femmes qui ne font que ça de leur journée, porter des critiques sur des personnes qu'elles ne connaissent pas. Elles sont sûrement en train de me critiquer en ce moment-même." Je ne savais pas si ce que je lui disais le réconforter, mais j'avais besoin qu'il sache, en quelques sorte, de manière indirecte, que moi, je n'étais pas mal à l'aise au vu de son handicap.

Elle l’avait prévenu, que le retour à la vie civile ne serait pas évident, qu’il faudrait devoir un certain nombre de choses, adapter beaucoup sa façon de vivre. Ça, il l’avait intégré, par la force des choses aussi, découvrant petit à petit au fil des actions de la vie courante. Mais les regards, plus ou moins furtifs, les commentaires, c’était un aspect qu’il n’avait pas envisagé et qui s’avérait tout aussi destructeur, et peut-être même plus. En fin de compte, ça n’avait rien de surprenant, la médisance et les commérages naissent de si peu de choses ; le plus insignifiant détail peut les provoquer, il le sait bien. Dans le cas présent, il s’agit d’un tout petit peu plus qu’un insnignifiant détail… Heureusement, il n’a saisi que quelques bribes, mais les blancs ne sont pas difficiles à combler. « Vous ne devriez pas prêter attention à ce genre de paroles. » Lance une voix plutôt douce. « Je m’y efforce… » Déclare-t-il avec un sourire. C’est la jeune femme qui pas plus tard qu’il y a un instant se tenait debout, seule, comme voulant échapper à quelques démons intérieurs. Elle est arrivée à sa hauteur et le regarde, sans se laisser démonter ni impressionner, et pour le coup, c’est lui qui l’est. Surpris aussi de sa réaction. Depuis son retour, elle est la seule à n’avoir pas eu de moment de recul. « C’est le genre de femmes qui ne font que ça de leur journée, porter des critiques sur des personnes qu’elles ne connaissent pas. Elles sont sûrement en train de me critiquer en ce moment même. » Ajoute-t-elle avec aplomb. « Alors elles doivent avoir beaucoup d’imagination… » S’exclame-t-il, sans vraiment savoir ce qui l’y a poussé. « Cela dit, il faut leur accorder au moins ça, c’est quelque chose d’assez… déstabilisant. » Lâche-t-il sciemment, avec malice. Lui-même avait failli défaillir lorsqu’il avait découvert l’étendue des dégâts et encore maintenant, il espérait que tout ça n’était qu’un mauvais rêve et qu’il se réveillerait bientôt, au milieu de ses hommes, dans la chaleur sèche des confins Afghans.
L’instant suivant, des bruits de conversations s’élèvent en une sorte de brouhaha. Les familles, réunies après de longs mois de séparations s’échangent quelques mots, promettent d’aller dîner les unes chez les autres, puis chacun s’apprête à rentrer chez soi. « Vous n’alliez pas accueillir quelqu’un ? » Demande-t-il, sur le ton de la conversation, quelque peu intrigué par cette inconnue, au regard un peu triste, qui lui avait offert un peu de compagnie.

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Sans raison vraiment particulière, j'avais entamé une conversation avec ce parfait inconnu, j'avais surtout ressenti de la compassion pour lui, parce qu'au fond, je savais ce que c'était qu'être victime de commérages, commentaires, d'être pointée du doigt ... Après tout, j'étais la fille de l'école qui avait été abandonnée par sa mère, d'ailleurs, je ne su jamais comment la nouvelle avait fait le tour de l'école, mais ça avait été le cas. Enfin bref. Je regardais mon interlocuteur, je n'avais fais aucune remarque ou autre geste qui pourrait traduire de ma gêne face à son handicap parce que je n'étais tout simplement pas gêné. Il n'y avait rien de gênant, mais c'était certainement parce que j'avais vu pire, que j'étais infirmière et que savoir garder son sang froid face à des situations hors du commun était un critère qui était requis pour exercer mon métier. Vous voyez bien qu'il ne m'était pas possible de réagir sinon, le patient allait commencé à paniquer et aggraver son état. Impossible donc. "Profitez du beau temps, c'est rare à cette période." J'esquissais un petit sourire sincère alors que je posais de nouveau mes yeux sur lui. "L'imagination ne manque jamais quand on touche à ça." Je tourne mon regard vers les deux femmes en question alors qu'il admet que sa situation était assez déstabilisante, ce qui me fit directement reposer mon attention sur lui. "Je n'utiliserai pas ce mot, mais plutôt l'expression hors du commun. Mais bon, c'est certainement parce que je suis habituée à ça." Je mis mes mains dans les postes de ma longue veste et resserrais mon parka contre moi alors qu'une brise se fit ressentir contre ma peau. Une petite moue accompagné d'un hochement négatif de la tête me permettait de répondre à sa question alors que je gardais mes yeux posés vers la foule qui venait de sortir de la salle. "Il se rappelle certainement pas de moi, mais je voulais le voir et j'avais du temps." Je me retourne vers lui, à mon tour de m'intéresser à lui. "Et vous, pourquoi vous êtes là ?"